- Avec Serge, nous avons réussi à entretenir un semblant d'amitié.
Elle le dit avec une voix enrhumée et un peu empruntée, et je pense pendant un moment qu'elle a tiré cette phrase directement d'un feuilleton télévisé, avant que je me rappelle qui est Serge, et que ce n'est pas un personnage fictif. Le combiné suant dans ma main, j'ai des difficultés à déceler quelques mots, certaines phrases restent souvent une énigme. Mais j'acquiesce timidement avec des "oui" périodiques. Redoutant l'arrivée massive des "tu m'écoutes", j'essaie de m'imposer en lui coupant la parole, mais Stéphanie est lancée. Au début, nous ne parlions que de toi, continue-t-elle sur le même ton stéréotypé, c'était notre seul sujet de conversation solide, notre seul passé commun, notre seul repère commun dans la réalité. Tu comprends, ne sois pas offensée, c'est toi qui nous as présentés l'un à l'autre. On disait pas des trucs méchants sur toi, enfin, lui disait que tu étais molle mais n'empêche, que cette passivité même avait son charme inné. Et moi j'ai renchéri, en disant que tu étais polie, et c'était ça qui te rendait sympathique d'abord. Peu à peu, il m'a demandé de lui parler de moi. Tu m'écoutes ? Allo, allo...
J'avais racroché, espérant plus tard lui faire croire que c'était un coup de la cabine téléphonique, car je n'étais pas tellement enthousiaste pour poursuivre cette conversation insipide. Je n'aime d'abord pas qu'on parle de moi comme quelqu'un de "sympa", c'est surtout ça qui est offensant. Sur le chemin, un jeune homme regardait des affiches de cinéma avec attention, et il expliquait tout en russe à son grand-père. C'était un film russe sous-titré pour éviter les barrières du langage, j'imagine. Pour la seconde fois dans la journée, je me suis représentée, moi, sortant de la cabine après une conversation barbante, déambulant au hasard, la rue vue de biais, ce jeune homme là (la propreté de la rue bien sûr, l'air ancien, l'authentique boutique de pâtisseries, les affiches, l'inquiétante étrangeté, la gaieté paradoxale), et je me suis dit qu'un film devrait commencer comme ça. Aucun repère dans le temps, des critères esthétiques de la ville, l'environnement tranquille et puissant, une mise en place brusque mais qui n'annonce rien. Je me suis dit que si j'étais dans un film, il me faudrait seulement un effet d'engrenage, un élément déclencheur incontournable, pour me propulser subrepticement dans l'univers des passants, et ainsi d'ouvrir une série de péripéties avec eux, mais voilà, nous ne sommes pas dans un film, et je n'existerai jamais pour ce jeune homme russe, ni ce vieil homme aimable.
Oblivion le 11.01.06 à 21:08 dans Augenblick
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