J'avais posé mes quelques livres nouvellement achetés sur le bureau, à côté des cahiers de maths appliquées et de biologie, bien en vue, pour qu'on les remarque, et qu'ainsi, on se dise que j'aie évolué intellectuellement, pour qu'on ne s'imagine plus que j'étais restée la petite fille accrochée à la jupe de Charlyse, lui implorant du regard encore quelques heures de jeu "oh ! Juste quelques heures. A Peter Pan ou aux rescapés de l'espace !". Ainsi, elle ne pouvait plus finir sa salade tranquillement et digérer en paix. Il fallait aussi que je jette un coup d'oeil à mes parents de biais, pour qu'ils approuvâssent. C'étaient à eux, maintenant, ces mêmes adultes qui me regardaient d'un air répprobateur et mécontent, qu'il fallait que je fasse mes preuves. J'ai plus besoin de leur estime que ceux des autres. Oh, pourvu qu'on m'accepte dans leur club, dans cette secte qui avant me rejettait, me vomissait de toutes leur tripes ! Anxieusement j'observai les mouvements de mes oncles, jusqu'à ce que l'un d'entre eux se penche sur mon bureau, du côté des livres, et je savais que la partie était enfin gagnée. Le voilà, il lisait les titres : La grimace, Portrait de groupe avec dame, de Böll ; Là-bas, de Huysmans ; Orlando, La Traversée des Apparences, Une chambre à soi, de Woolf ; Un long dimanche de fiançailles, de Japrisot ; Thérèse, de Schnitzler ; Le tumulte des flots, de Mishima ; Le Bal du Comte d'Orgel, de Radiguet ; La Putain respectueuse, Morts sans sépulture, de Jean-Paul Sartre. "Hé bien ! C'est qu'elle devient une véritable littéraire, la petite Sophie !" "Elle a en plus des théories, des idées bien à elles, que, dès que j'essaie de contrecarrer, elle m'écrase par toute la puissance de ses arguments. On ne peut plus rien contre elle, dit mon père." Le jeu était raté, maintenant. Ce père, ce père de n'importe quoi, ce damné qui avait réussi à tout casser. J'avais l'impression, devant lui, de n'être qu'une marionnette, j'étais son pygmalion.
Oblivion le 29.04.05 à 10:39 dans Augenblick
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