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Fin des transactions marchandes

Je me souviens peu des endroits où je suis déjà allée. Mais à L..., on se souvient sans doute de moi. A L..., par exemple, ils ne m'ont vue que quelques fois, il y a dix ans, et ils pensent déjà sans doute pouvoir me reconnaître n'importe où dans un métro Parisien gangrené par la foule. Je suis, et j'ai toujours été, pour les membres de ma famille, la "petite" Sophie. Ils me définissent par mes habitudes d'autrefois : j'étais celle qui lisait pendant les repas, avec une expression passionnée et un peu caricaturale (bouche ouverte, les yeux à demi-fermés car attaqués par les rayons du soleil, à midi). Ils m'ont vue (et ils me voient toujours, malgré les changements dans la famille) comme la seule fille de la nouvelle génération, celle qui se roulait par terre avec ses cousins à quatre ans sur un tapis du jardin, placé exprès pour éviter une rencontre brutale avec la terre sèche. Je me souviens peu des endroits, mais je me souviens des sensations : le balancement du hamac même par temps très rudes, ce même "hamac" que Maryse avait inventé exprès pour moi et mes lectures, et le regard envieux de Sébastien, attendant une permission de ma part pour y monter à son tour. La même question revenait avec la régularité d'un métronome : "Qu'est-ce que tu lis ?", et il m'arrachait le livre des mains, qu'il tordait nerveusement, sous l'emprise d'une curiosité éphémère. Mais il relâchera vite le livre, ennuyé par la vision de cette masse de mots, par ces illustrations inintéressantes et bien trop classiques pour lui, il s'en ira, persécuté par le mauvais temps, le vent, et guidé par l'appel séduisant du goûter. J'ai toujours essayé d'imposer ma loi parmi mes cousins, et ils la respectaient sans doute car j'étais une fille, et une fille, "on ne la frappe pas". Même quand on jouait à chat, c'était moi qui décidait quand il y avait une "maison", et quand il n'y en avait pas. Quelques fois, mon imagination florissante en inventait, et ils ne comprenaient souvent pas quelles en étaient les règles, je m'énervais vite mais je répétais toujours l'explication, par vingt fois, par cent fois, aidée par un sens (précoce ?) de la pédagogie. Des après-midi se sont déroulées ainsi, à L..., les cousins, les jeux, des lectures (en ce temps là, que n'ai-je pas lu dans Folio Junior et la Bibliothèque Rose ? et j'en passe). Je me rappelle de mes tentatives de fuir le goûter, la peur des chiens sauvages même quand on m'assurait que derrière les grilles ils ne pouvaient rien me faire, et mes vagabondages dans la chambre de mes cousins, mes fuites d'une chambre malsaine qui m'obligerait à me confiner dans une solitude angoissante. Peut-on être objectif quand on évoque des souvenirs ? Peut-on être exclusivement événementiel, froid et distant comme si le personnage dont on parle n'avait rien à voir avec nous ? Je pense que oui, il suffit aussi de lire la première nouvelle de Borges, dans, je ne sais plus moi, mais donc, plus je grandis, moins je me détache des vues étroites de ma famille. Si j'écris une autobiographie je parlerais peu de mon enfance : pourquoi parler d'une petite fille dont on ne se souvient de rien ? Si j'ai un dialogue maintenant avec cette petite fille, par exemple, je lui demanderais de me re-raconter les cousins, les jeux, ses lectures, et je lui parlerai aussi de ce qu'elle lira plus tard, à dix-sept ans.

Mise à jour : Lundi 13 Février 2006, 16:46
Oblivion le 13.02.06 à 13:21 dans Augenblick
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