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Fin des transactions marchandes

A chaque fois que je revois cette scène, j'ai envie de fumer une cigarette

J'étais partie à la bibliothèque pour emprunter Gilles et Jeanne de  Michel Tournier. Le personnage de Gilles de Rais me fascine, je me suis demandée comment on pouvait soudainement devenir le plus grand assassin du siècle alors qu'on a combattu aux côtés de la croix. Mais j'hésitais à emprunter vraiment, parce que ces temps-ci, j'empruntais de plus en plus de livres sans les lires et ils s'entassent au fond de ma bibliothèque, menaçant de s'écrouler un beau matin. De plus, il y avait une autre bonne raison de ne pas y aller : je pensais qu'à force de me voir en ce lieu, les bibliothécaires devaient avoir pitié de moi, à la longue, parce que personne (à part les vieux en manque d'affection) à ne restaient aussi longtemps à la bibliothèque, et même pour une recherche, même quelqu'un d'autre, pour une recherche aussi importante que sur celle de Gilles de Rais, répugne à rester des heures assis sur une chaise (à moins d'être une larve). Le plus gros, c'est qu'à la bibliothèque je ne m'assois jamais sur une chaise : pendant des heures, je me promène entre les rangées imposantes de livres, à relire pour la énième fois des titres que je connaissais déjà par coeur.

La bibliothèque est un lieu malsain et il y a des trous vides qui ne servent à rien, si ce n'est pas pour que les enfants y jouent à cache cache et éveillent ainsi l'énervement de la bibliothécaire. Pour changer, je me suis assise sur une chaise avec des documents sur Gilles de Rais (je trouvais que ça faisait très Huysmans : je trouve de l'excitation, du plaisir même, à me pavaner avec un air extrêmement littéraire ;  ça fait distingué, la littérature me donne la classe). Sans les lire vraiment, je parcourais les gros titres. J'entendis quelqu'un se racler la gorge ; je me tournai de côté, faisant semblant d'être énervée d'avoir été dérangée dans ma lecture. Ce que je vis me surprit à l'extrême : dans la salle de travail, il n'y avait personne ! Elle était vide, et pourtant, c'était bien un raclement de gorge j'avais entendu ! Sans demander mon reste ni attendre qu'un raclement de gorge survienne une deuxième fois (ce qui confirmerait mes doutes, entendu que le fantôme de Gilles de Rais se trouvait dans cette salle), je quittai immédiatement la pièce obscure. Le soir, je n'y pensais déjà plus. J'ai l'habitude de marcher sur un pas rapide et rythmé, je baisse la tête, sans faire attention à ce qui se passe autour de moi. La rue et les gens sont des décors et je ne m'y sens pas concernée, et pourtant, si on les enlevait, je me sentirais bien mal à l'aise. Pendant la journée, si je n'avais pas envie de rester ni chez moi ni à la biblithèque, je vadrouillais un peu partout, dans les parcs, à la librairie. A ce moment-là, je n'étais rentrée qu'à 19h, après mon cours de piano.

Au coin de la rue, ce que je vis me frappa. Un jeune couple s'enlaçait furieusement, mais on aurait dit que la fille était effrayée et cherchait à se dégager. Le garçon, dans le lyrisme de l'âge, palpait les seins, découvrait le nombril nu de la jeune fille, l'embrassait à pleine bouche, c'était, en fait, un couple tout à fait normal. Mais dans mon esprit malade et affaibli par les veilles, je me mis à imaginer une scène : c'est à dire que je vis, clairement, le garçon qui plongeait profondément un couteau dans le dos de la fille. Les yeux du garçons, après cela, étaient devenus puissants, meurtriers, et brillaient d'un éclat monstrueux. J'eus peur, en pensant à Gilles de Rais. Je n'eus pas le temps de réfléchir, que la scène se rétablit comme à l'initiale : on aurait dit que rien ne s'était passé. Le jeune couple s'enlaçait toujours aussi furieusement comme auparavant, et il n'y avait pas de cadavre.

En rentrant, je pensais, gravement, que j'étais peut-être Jeanne. Je savais que jamais plus je ne regarderais ce coin de rue de la même façon.

Oblivion le 08.06.05 à 23:22 dans Augenblick
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